Intelligence artificielle et Private Equity : potentiels et cas d’usage réels

Introduction

L’industrie du Private Equity (PE) est en pleine mutation sous l’impulsion de l’intelligence artificielle (IA). Longtemps perçue comme un atout optionnel, l’IA s’impose désormais comme un vecteur stratégique d’efficacité et d’avantage concurrentiel. Les chiffres témoignent d’une adoption fulgurante : fin 2024, 82 % des fonds de PE/VC utilisaient activement l’IA, contre 47 % un an plus tôt. En 2025, plus de 90 % des grands fonds déclarent tester ou intégrer l’IA dans plusieurs processus internes. Au-delà du battage médiatique, de plus en plus de cas d’usage concrets génèrent un retour sur investissement tangible : près de 20 % des entreprises en portefeuille de fonds PE ont déjà déployé des applications génératives en production avec des résultats mesurables.

L’IA générative (gen AI) – notamment via les modèles de langage de grande taille (LLM) – ouvre de nouvelles possibilités pour automatiser l’analyse documentaire, créer du contenu, coder, interagir via des agents et extraire des insights de masses de données jusqu’ici difficilement exploitables. Pour les professionnels du PE, cela se traduit par un potentiel d’amélioration sur l’ensemble du cycle d’investissement : sourcing d’opportunités, due diligence accélérée, suivi de portefeuille affiné et création de valeur opérationnelle augmentée.
 
Cet article passe en revue les technologies émergentes (telles que Retrieval-Augmented Generation, agents autonomes, automatisation du reporting) applicables au Private Equity, explique comment ces solutions s’appuient sur les systèmes existants (CRM, ERP, bases internes) et le croisement des données internes/externes, et présente des cas d’usage réels documentés aux États-Unis, au Royaume-Uni et en France. Enfin, nous analyserons les impacts stratégiques et bénéfices mesurés (gains d’efficacité, ROI, nouveaux revenus, etc.) pour les fonds d’investissement qui embrassent l’IA

Adoption croissante de l’IA dans le Private Equity

Le secteur du Private Equity connaît une rapide montée en maturité vis-à-vis de l’IA. Une enquête 2024 menée par Pictet Alternative Advisors révèle que plus de 40 % des sociétés de gestion interrogées disposent déjà d’une stratégie IA formalisée pour leur propre organisation. Presque toutes reconnaissent l’importance de l’IA : seuls 10 % environ s’en abstiennent ou l’interdisent, tandis que les autres l’expérimentent activement ou l’ont intégrée à au moins 2 ou 3 processus clés (analyse de données, engagement clients, génération de code, etc.). Plus de 60 % de ces fonds observent d’ailleurs une hausse de revenus dans leurs entreprises en portefeuille grâce à l’IA, l’un d’entre eux attribuant plus du quart de sa croissance de chiffre d’affaires à des initiatives liées à l’IA.
Cet engouement s’explique par la pression concurrentielle et la promesse de gains substantiels. McKinsey estime qu’une utilisation efficace de la tech et de l’IA pourrait offrir un ROI supérieur à dix fois l’investissement pour les grands investisseurs, en améliorant à la fois les retours financiers, l’efficacité opérationnelle et la gestion des risques. En Private Equity, dans un contexte post-2023 marqué par le ralentissement des marchés, l’IA est perçue non seulement comme un levier d’efficacité interne, mais aussi comme un catalyseur pour trouver de nouvelles poches d’alpha (exploitation de signaux faibles dans de larges datasets, ajustements dynamiques de portefeuille, etc.).
 
Néanmoins, la majorité des initiatives en sont encore au stade pilote en 2024-2025, ce qui est naturel compte tenu de la jeunesse des modèles. Les dirigeants de fonds qui réussissent le mieux dans ce « sprint » de l’IA génèrent déjà de la valeur car ils investissent massivement dans les compétences, encouragent l’expérimentation sur des cas d’usage ciblés, partagent les enseignements au sein de leur organisation et accompagnent le changement pour éviter le « rejet d’organe » de la part des équipes. Comme le résume Bain, « la course est lancée parmi les fonds leaders pour dégager de la valeur grâce à l’IA » et ceux qui prennent de l’avance aident proactivement leurs sociétés en portefeuille à appliquer l’IA aux priorités stratégiques.

Technologies d’IA au service du Private Equity Retrieval-Augmented Generation : exploiter la connaissance de l’entreprise

Parmi les innovations les plus prometteuses figure le Retrieval-Augmented Generation (RAG), une technique combinant les LLM avec des sources de données spécifiques pour produire des réponses précises et contextualisées par rapport à un corpus interne. Concrètement, un LLM type GPT peut être augmenté par une base de connaissances (documents internes, bases de données du fonds, notes de CRM, etc.) : il recherche les informations pertinentes puis génère du texte en citant ces sources, améliorant la fiabilité des réponses. L’intérêt pour un fonds d’investissement est de transformer la masse de documents non structurés (rapports financiers, mémos d’investissement, due diligences passées) en un assistant virtuel capable de répondre aux questions de l’équipe ou de résumer des centaines de pages en minutes.
 
Cette approche s’avère précieuse en due diligence et veille marché. Par exemple, un analyste peut interroger un chatbot interne alimenté par toutes les notes et documents sur une cible d’acquisition : plutôt que de lire des classeurs entiers, il obtient instantanément les points saillants et peut creuser des aspects particuliers (financiers, juridiques, commerciaux) avec des réponses « groundées » dans les données de la firmeAffinity, un fournisseur de CRM spécialisé PE, a récemment intégré un assistant conversationnel de ce type (« Deal Assist ») à sa plateforme : il analyse automatiquement les notes, comptes-rendus et PDF liés à un deal afin de répondre aux questions des investisseurs ou de rédiger des synthèses presque instantanément. D’après Affinity, les investisseurs utilisent en moyenne 4 sources de données différentes par deal, sans compter des milliers de lignes de notes accumulées en recherche. Centraliser et exploiter ce gisement d’information via l’IA permet d’accélérer drastiquement la prise de décision et de ne rien manquer des signaux critiques. Un investisseur de la société de venture Extantia témoigne que « Deal Assist m’aide énormément à retrouver très vite n’importe quelle information sur un deal, surtout dans les phases avancées où la masse de données devient écrasante »

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Agents autonomes : vers l’automatisation intelligente des processus

Les agents autonomes – parfois appelés agentic AI – représentent une autre révolution à l’horizon pour le private equity. Il s’agit d’IA capables non seulement de fournir des recommandations, mais d’exécuter des actions de façon autonome en suivant un objectif donné. Autrement dit, un agent ne se contente pas de suggérer une analyse financière : il pourrait la réaliser, puis prendre des mesures comme renseigner un rapport, envoyer une alerte ou même interagir avec un autre système. Ces agents combinent LLM (pour le raisonnement et le langage) et automatisation logicielle pour traiter des tâches complexes de bout en bout, sous supervision humaine minimale.

Un acteur pionnier dans ce domaine est Vista Equity Partners (fonds PE américain spécialisé dans les logiciels), qui a lancé en 2023-2024 la première « Agentic AI Factory » du secteur. Ce programme vise à déployer à grande échelle des agents intelligents dans les sociétés de son portefeuille, avec une ambition inédite : Vista prévoit 5 à 10 agents IA par employé, soit potentiellement 4 à 8 milliards d’agents autonomes opérant à terme à travers ses participations. L’idée est que ces agents « travaillent aux côtés des humains ou orchestrent eux-mêmes des workflows entiers », transformant les logiciels d’entreprise traditionnels en de véritables « workforces » automatisées.
 
Un cas d’usage concret est fourni par Gainsight, une entreprise de logiciels de customer success dans le portefeuille de Vista. Gainsight déploie désormais des agents IA capables d’assurer de façon autonome le renouvellement des abonnements clients (vérification des termes de contrat, mise à jour des licences, relance en cas d’anomalie), de détecter des opportunités de vente additionnelle en analysant les besoins du client, de répondre aux questions produits des utilisateurs en temps réel, et même de déclencher des actions de suivi (générer un lien de renouvellement, créer un ticket pour l’équipe support ou mettre à jour le CRM après une interaction). Cette automatisation intelligente a un effet majeur : Gainsight peut offrir un service « haut de gamme » personnalisé à l’ensemble de sa base clients sans augmenter ses effectifs, alors qu’auparavant seuls les grands comptes pouvaient justifier un tel niveau d’attention. De façon générale, Vista estime que l’impact de ces agents sur les entreprises logicielles sera tel qu’il remettra en cause les standards de performance : par exemple, la célèbre « règle du 40 » des SaaS (somme du taux de croissance et de la marge d’EBITDA ~≥ 40) pourrait être poussée à 50-60 % grâce aux gains de productivité et aux nouvelles sources de revenus apportés par l’IA.
Notons que d’autres fonds majeurs explorent également cette voie. Bain souligne l’importance des technologies puissantes comme l’IA agentique (systèmes autonomes capables de définir des buts et de prendre des décisions), qui évoluent à une vitesse fulgurante et promettent un impact transformateur pour les fonds qui sauront les maîtriser.

Automatisation du reporting et analyses en temps réel

Le reporting – qu’il s’agisse des reportings trimestriels aux LPs, des tableaux de bord internes de suivi de portefeuille, ou des comptes-rendus de performance – est un domaine particulièrement chronophage et encore largement manuel dans de nombreux fonds. L’IA offre ici une opportunité d’automatiser la collecte de données, la mise en forme et même la génération de commentaires analytiques, libérant un temps précieux pour des tâches à plus forte valeur.

Des solutions émergent pour produire en quelques clics des rapports personnalisés et prêts à diffuser à partir des données financières et opérationnelles, éliminant les ressaisies et les copier-coller fastidieux. Par exemple, la plateforme Planr met en avant un module d’« Automated LP Reporting » générant instantanément des rapports investisseurs formatés, ou encore des custom query scrapers répondant aux demandes ponctuelles des LPs sans effort manuel. De même, les cabinets d’audit/conseil constatent l’essor d’outils de reporting automatisé en temps réel apportant une meilleure visibilité sur la performance des portefeuilles. En pratique, cela signifie qu’un gestionnaire peut disposer à tout moment d’indicateurs à jour (CA, EBITDA, dettes, KPI opérationnels, etc.) consolidés pour toutes ses participations, avec des visualisations claires et des alertes en cas d’anomalie.
Un bénéfice clé de l’IA est de réduire les cycles de reporting et d’améliorer la qualité des analyses fournies aux décideurs. CliftonLarsonAllen (CLA) note que grâce à l’IA et l’automatisation, les fonds peuvent obtenir des données en temps réel et des rapports automatisés donnant une vision plus fine de la performance et des métriques opérationnelles, renforçant la capacité de réaction. Par ailleurs, certaines IA génératives peuvent même rédiger un commentaire analytique (par exemple, un résumé des principales variations du trimestre, ou une explication des résultats d’un fonds) à partir des données disponibles et d’un prompt adapté. Cela ne remplace pas le jugement humain, mais fournit une base de travail qui accélère la production des rapports destinés aux investisseurs ou aux comités.
 
Un obstacle subsiste toutefois : la qualité et la standardisation des données. Les formats de reporting varient d’un fonds à l’autre (voire d’une société en portefeuille à l’autre), ce qui complique l’automatisation. Des dirigeants d’Ardian soulignent que l’absence de standardisation dans les reportings des GPs constitue « l’un des plus grands freins à l’IA » en private equity. Cette difficulté est progressivement atténuée par l’adoption de modèles de données communs et par des outils capables d’ingérer des sources hétérogènes (par ex. lecture automatisée de PDF via OCR/IDP). À mesure que ces barrières tombent, on peut s’attendre à ce que la production de reporting devienne quasi-instantanée, avec un contrôle des risques renforcé (détection automatique d’incohérences ou d’indicateurs hors norme) et la possibilité de consulter à la demande n’importe quelle vue agrégée ou détaillée de la performance.

Exploiter pleinement les logiciels et données existants

Pour tirer parti de l’IA, les fonds n’ont pas besoin de repartir de zéro : au contraire, l’un des principes est d’intégrer l’IA aux systèmes déjà en place (logiciels de gestion de deals, CRM de relation investisseurs, ERP financier, bases de données internes). La richesse d’un fonds réside souvent dans son capital informationnel accumulé – historique des deals passés, base de contacts et de réseau, connaissances sectorielles – qu’il convient de mobiliser. Les technologies comme RAG évoquées plus haut sont justement conçues pour injecter les données d’entreprise dans les modèles et ainsi fournir des réponses spécifiques au contexte du fonds.

Plusieurs éditeurs de logiciels Private Equity intègrent désormais nativement des fonctionnalités IA. On a mentionné Affinity qui ajoute l’analyse automatisée de notes et documents dans son CRM. De son côté, Intapp (DealCloud) – largement utilisé pour le suivi de pipeline d’investissement – a lancé la suite Intapp Assist incorporant des copilotes IA dans les workflows quotidiens (recherche automatisée d’informations, rédaction assistée de fiches deal, alertes intelligentes sur les changements de données). DealCloud permet ainsi de croiser la connaissance institutionnelle du fonds avec des données tierces pour « débloquer des opportunités cachées » en combinant données internes et externes.
 
Un autre exemple est l’essor des plateformes de sourcing boostées à l’IAGrata, fondée en 2016 et récemment rachetée par Datasite, propose une moteur de recherche intelligent sur les entreprises privées. Sa plateforme IA indexe plus de 12 millions de sociétés et fournit pour chacune des données enrichies (env. 25 points de données) afin d’identifier des cibles d’acquisition potentielles correspondant à des critères très précis (taille, secteur de niche, croissance, etc.). Grata combine ses données propriétaires sur les PME avec des intégrations logicielles (CRM M&A, outils de market intelligence) pour s’insérer directement dans le processus de dealflow des fonds. Là où un chargé d’affaires se fiait hier à son réseau et à de la recherche manuelle, il dispose aujourd’hui d’un algorithme capable de dévoiler 100x plus d’entreprises pertinentes dans le mid-market tout en réduisant le bruit.
L’intégration aux logiciels existants est également facilitée par les grands écosystèmes cloud. Par exemple, Vista Equity Partners a noué des partenariats avec Microsoft pour intégrer directement des agents IA dans les systèmes de record (CRM, ERP…) de ses entreprises en portefeuille. Cela signifie qu’un agent peut agir dans l’interface familière d’un Salesforce ou d’un SAP : l’utilisateur voit simplement des tâches accomplies automatiquement ou des recommandations apparaître, au sein même de son outil quotidien. Autre avantage stratégique, ces intégrations ouvrent la porte aux places de marché d’applications (AppExchange, etc.), offrant aux logiciels du portefeuille Vista un déploiement facilité de leurs agents IA auprès de milliers de clients via un simple plug-in. En exploitant ce que les fonds possèdent déjà – données historiques et logiciels – l’IA agit en multiplicateur d’efficacité plutôt qu’en remplacement : elle révèle la valeur cachée des bases de données internes et accélère les processus existants en les automatisant ou en assistant les collaborateurs.

Croiser données internes et sources externes

Le carburant de l’IA, c’est la donnée. Pour le fonds de Private Equity, cela implique de combiner ses données internes propriétaires avec un vaste ensemble de données externes afin d’obtenir une vision à 360° et d’entraîner des modèles performants. Les données internes incluent les états financiers des sociétés en portefeuille, les notes des équipes d’investissement, l’historique d’interactions du CRM, etc. À celles-ci peuvent s’ajouter des données externes variées : informations de fournisseurs, données commerciales issues de réseaux d’affaires, bases publiques (dépôts réglementaires, brevets, bases de startups), actualités sectorielles, signaux des réseaux sociaux, etc.

L’IA excelle à faire parler ces sources multiples. Par exemple, on peut aujourd’hui lier automatiquement des données internes de performance d’une entreprise en portefeuille avec des indicateurs macroéconomiques externes pour identifier des corrélations (comment la hausse des taux influence la valorisation, ou comment un indice sectoriel impacte les ventes). De même, des outils scannent en continu des flux d’informations publiques (news, annonces officielles) et alertent le fonds en cas d’événement significatif touchant une entreprise cible ou un concurrent, permettant aux investisseurs d’être proactifs.

Un cas concret de croisement de données est fourni par le fonds Hg (Royaume-Uni), spécialisé dans les logiciels B2B. Hg a développé une base de données colossale d’entreprises à travers le monde et utilise des algorithmes de génération de langage pour la parcourir à la recherche de prospects commerciaux ou de cibles M&A correspondant à des critères spécifiques. En parallèle, Hg applique l’IA pour « refactorer » du code legacy dans ses sociétés – une tâche qui combine la connaissance interne du code existant avec les données externes sur les langages modernes – prolongeant la vie de produits logiciels tout en accélérant leur mise à niveau technologique.
 
L’accès aux données publiques non structurées (texte, images, etc.) via l’IA est un atout majeur en due diligence. Des LLM connectés à des outils d’OCR et de web scraping peuvent dépouiller d’innombrables pages (brevets, litiges juridiques, avis clients en ligne, profils LinkedIn des dirigeants…) et en extraire les faits saillants pour l’équipe d’investissement. Là où une équipe aurait mis des semaines à rassembler ces informations dispersées, l’IA les consolide en quelques heures, voire en temps réel. McKinsey note que les investisseurs les plus avancés ont fait de la donnée un actif stratégique plutôt qu’un sous-produit de leurs opérations, n’hésitant pas à repenser leurs plateformes pour intégrer des données disparates et en tirer des analyses prédictives.
En combinant ainsi données internes et externes, les fonds peuvent mieux évaluer les risques et opportunités. Par exemple, le croisement de données internes de compliance avec des bases externes de sanctions ou d’ESG peut automatiser une partie du contrôle risque/règlementaire, signalant immédiatement si un nouveau deal potentiel présente un drapeau rouge. Il en va de même pour le benchmarking : l’IA peut situer instantanément la performance d’une entreprise par rapport à un large échantillon de concurrents externes. Le tout aboutit à une prise de décision plus éclairée, appuyée sur des volumes de données inédits jusqu’alors.

Cas d’usage réels et témoignages de professionnels

De la théorie à la pratique, comment les fonds de Private Equity mettent-ils concrètement en œuvre l’IA ? Voici une série de cas d’usage avérés, assortis de témoignages de professionnels en France, au Royaume-Uni et aux États-Unis, illustrant l’impact réel de ces technologies.
  • Ardian (France) : Pionnier en Europe, Ardian explore l’IA depuis 2021 en partenariat avec la société Artefact. L’objectif initial était d’identifier les cas d’usage IA les plus pertinents pour ses activités et celles de ses participations. « Parfois l’IA peut sembler déroutante. Pour en maximiser l’impact, il faut se concentrer sur les cas d’usage les plus prometteurs », conseille Clément Marty, Head of Digital Transformation chez Ardian. Parmi les opportunités identifiées figurent des applications en marketing/ventes B2B (par exemple, utiliser l’IA pour scorer des leads ou personnaliser le démarchage clients à l’échelle) et des assistants à réponse d’appels d’offres basés sur le génératif. Ardian a mis en place des événements internes (« Digital Catalyst Day ») réunissant les CTO/CIO de ses participations pour échanger sur les retours d’expérience IA et les meilleures pratiques d’implémentation. Ce partage d’expériences est jugé clé par Scarlett Omar-Broca, Managing Director chez Ardian : « Nous voulons jouer un rôle de catalyseur pour que des idées innovantes émergent et que chacun construise sur l’expérience des autres », dit-elle lors d’une conférence interne. En somme, Ardian mise sur une démarche collective pour diffuser l’IA, avec une focalisation sur quelques cas d’usage concrets à forte valeur ajoutée (ex : un assistant qui analyse les documents d’un appel d’offres pour en extraire automatiquement les exigences techniques et accélérer la réponse).
  • Vista Equity Partners (USA) : Nous avons déjà évoqué l’approche tous azimuts de Vista avec son Agentic AI Factory. En pratique, Vista demande à chacune de ses sociétés en portefeuille de fixer des objectifs et des bénéfices quantifiés attendus de l’IA dans le cadre de la planification annuelle. Un GenAI CEO Council a été instauré, où les CEO de participations (petites et grandes) partagent leurs avancées afin que tous apprennent plus vite. Vista organise même des hackathons annuels (aux USA et en Inde) où des équipes de différentes sociétés compétitionnent pour développer le meilleur cas d’usage IA à partir de modèles pré-entraînés mis à disposition via des partenariats technologiques. En moins de deux ans, plusieurs projets issus de ces hackathons sont devenus des produits générant du revenu à grande échelle. Vista récolte déjà des fruits concrets de cette mobilisation générale : dans 80 % de ses participations, des outils de gen AI sont déployés en interne ou intégrés à de nouveaux produits pour les clients. Le code génératif est largement adopté (gains de 30 % de productivité sur le développement constatés chez les entreprises les plus avancées). Sur le plan commercial, Vista cite l’exemple d’Avalara (éditeur de solutions fiscales SaaS) qui a intégré un agent conversationnel de vente (Drift, acquis par Salesloft) et a ainsi augmenté de 65 % sa vitesse de réponse commerciale aux prospects. Autre success story : LogicMonitor (logiciels de supervision IT) a développé un agent IA baptisé Edwin AI capable de synthétiser les alertes complexes provenant de multiples sources et de prédire les incidents. Résultat : ses clients économisent en moyenne 2 millions de dollars par an grâce à une détection préventive des problèmes, ce qui se traduit pour LogicMonitor par une hausse significative de ses revenus récurrents – preuve que l’IA apporte un avantage compétitif monétisable pour l’utilisateur final. Vista en tire une leçon : lorsqu’une solution IA améliore directement le ROI du client final (et pas seulement l’efficacité interne), elle démultiplie la création de valeur et la capacité à « surperformer le marché ».
  • Apollo Global Management (USA) : Ce géant du private equity a opté pour une structure centralisée afin de propager l’IA. Apollo a mis en place un Centre d’Excellence (CoE) autour de l’IA, composé de deux partenaires internes dédiés et d’un conseil consultatif d’experts externes en IA. Plutôt que de tout bâtir en interne, Apollo s’appuie sur un vaste écosystème de spécialistes (startups IA, éditeurs technos, consultants) soigneusement sélectionnés pour accompagner ses équipes et ses participations. Le CoE joue un rôle d’éclaireur technologique (veiller aux tendances, évaluer les nouveaux outils, recommander des prestataires) et de conseiller transversal pour les équipes de chaque filiale. Des ateliers réguliers sont organisés pour présenter aux dirigeants de portefeuilles des success stories IA à fort ROI et les inspirer sur “l’art du possible”. Apollo incite ensuite chaque société à identifier 3 à 5 cas d’usage prioritaires alignés sur ses enjeux stratégiques à court terme, puis à établir une feuille de route technologique pour les déployer. Un playbook structuré a été élaboré, comprenant un diagnostic des opportunités, un guide pour piloter des pilotes efficaces et pour bâtir le meilleur plan de mise en œuvre. Les résultats commencent à tomber : Cengage (entreprise d’édition éducative, en partie détenue par Apollo) a lancé 8 projets IA qui améliorent la productivité sur des axes variés – génération de contenus, support client, automatisation commerciale, R&D. Les gains mesurés incluent -40 % de coûts sur certains processus de production de contenu, -15 à -20 % sur l’acquisition de leads via la génération automatique de prospects, -15 % sur les coûts de service client, et -10 à -15 % sur le développement logiciel grâce aux assistants de code. Cengage a en outre créé deux nouveaux produits à base d’IA (un assistant de formation en cybersécurité personnalisé, et un tuteur virtuel pour étudiants) ouvrant de nouvelles sources de revenus. De son côté, Shutterfly (e-commerce photo, autre participation Apollo) a implémenté une fonctionnalité d’album photo auto-généré par IA, qui a rapporté 5 M$ de recettes additionnelles la première année, et l’usage d’IA de codage lui a apporté 22 % de gain de productivité sur un chantier de refonte logiciel. Ces chiffres démontrent l’impact direct sur la top-line et la bottom-line grâce à l’IA, Apollo ayant su orienter les efforts vers des projets concrets de création de valeur.
  • Hg Capital (UK) : Ce fonds britannique, focalisé sur les logiciels B2B de taille moyenne, illustre comment la spécialisation sectorielle peut être un atout pour diffuser l’IA. Selon David Toms, Directeur chez Hg, toutes les participations du fonds partagent des problématiques similaires, ce qui facilite la mutualisation des solutions : « une solution qui marche pour l’une marchera souvent pour une autre », note-t-il. Hg stimule une émulation entre les équipes de ses entreprises : il tire parti de la volonté naturelle d’entraide et de compétition des managers en mettant en avant les avancées IA de chacun et en encourageant un esprit d’émulation. Sur le plan des applications, Hg se concentre sur des leviers d’efficacité opérationnelle dans des domaines à forte intensité de main d’œuvre qualifiée (comptable, paie, ERP sectoriels…). Beaucoup de ses entreprises opèrent dans des marchés de travail onéreux et vendent des solutions visant à gagner du temps de travail humain ; Hg voit donc l’IA comme un prolongement naturel pour améliorer les workflows et la productivité de ces clients finaux. En plus des initiatives déjà mentionnées (recherche intelligente de cibles commerciales et refonte automatisée de code legacy), on peut citer le cas d’une entreprise de logiciels comptables du portefeuille Hg qui utilise un modèle génératif pour assister ses utilisateurs : l’IA peut interpréter des questions en langage naturel sur la compta (ex : « Montre-moi les factures impayées de plus de 60 jours ») et aller extraire la réponse dans les données du logiciel, facilitant grandement le travail des comptables. Hg constate que ce type d’outil booste immédiatement l’efficacité des employés hautement qualifiés, ce qui accroît la proposition de valeur du logiciel et in fine la performance de l’entreprise éditrice.
Ces exemples, et bien d’autres, montrent que l’IA n’est plus un concept lointain pour le Private Equity mais une réalité opérationnelle. Comme le résume un associé interrogé par Pictet : « Nous croyons que toutes nos participations finiront par incorporer de l’IA. D’ailleurs, elles s’y attellent déjà massivement, ne serait-ce que pour évaluer si l’IA est une menace ou une opportunité. Nous-mêmes, en tant qu’investisseurs, offrons notre expertise IA et faisons appel à des spécialistes externes sur des cas d’usage précis ». La dynamique est enclenchée : rester en retrait comporte désormais le risque de prendre du retard sur la concurrence dans la création de valeur.

Impacts stratégiques et bénéfices business

Les retours d’expérience concrets permettent de dégager plusieurs bénéfices stratégiques apportés par l’IA aux fonds de Private Equity :
  • Gains d’efficacité opérationnelle : C’est le bénéfice le plus immédiat. L’IA permet d’automatiser les tâches manuelles répétitives (saisie de données, traitement de documents, reporting standard) et d’assister les collaborateurs dans les tâches analytiques. Les exemples d’économie de temps et de coûts abondent : 30 % de productivité en plus pour les développeurs grâce au code génératif, 40 % de coûts en moins sur la création de contenu chez Cengage, 15 % d’économies en support client, etc. Ces effets cumulés peuvent améliorer sensiblement le ratio d’exploitation des fonds et de leurs participations, et permettre aux équipes de se concentrer sur les décisions stratégiques plutôt que sur le traitement de données. D’après McKinsey, les investisseurs institutionnels les plus en avance ont réussi à reconcevoir leurs opérations autour de l’IA et de plateformes modernisées, gagnant ainsi un avantage de performance sur leurs pairs plus lents.
  • Amélioration de la qualité des décisions : En apportant davantage de données pertinentes dans le processus décisionnel (via le croisement interne/externe et l’analyse prédictive), l’IA réduit le biais d’information incomplète. Les due diligences peuvent intégrer beaucoup plus de facteurs (par ex. signaux alternatifs du marché) sans retarder le deal. Les modèles peuvent également anticiper des risques ou des tendances que l’humain n’aurait pas décelés à temps. Par exemple, un fonds peut mieux calibrer le prix d’une acquisition en s’appuyant sur un modèle ayant analysé un grand nombre de transactions comparables et les perspectives de marché. La gestion des risques bénéficie particulièrement d’une approche IA : des contrôles automatisés en continu signalent les écarts ou anomalies pour orienter l’attention humaine vers les points critiques. Globalement, l’IA apporte une rigueur data-driven accrue dans un univers où la compétition repose sur la capacité à dénicher l’alpha et à éviter les pièges.
  • Nouveaux produits, services et revenus : L’IA n’est pas qu’un outil interne, elle devient un levier d’innovation dans l’offre des entreprises en portefeuille. On l’a vu avec Shutterfly (nouvelle fonctionnalité IA générant 5 M$ de ventes), Gainsight (service scalable pour tous les clients via des agents), ou Cengage (lancement de deux produits IA éducatifs). Pour un fonds, encourager ses participations à intégrer l’IA dans leurs produits peut renforcer leur position concurrentielle et ouvrir de nouveaux marchés. Vista va jusqu’à dire que l’IA va engendrer une opportunité d’investissement de plusieurs milliers de milliards, et que les logiciels qui ne sauront pas s’adapter perdront du terrain. Ainsi, au niveau stratégique, un fonds doit considérer l’IA non seulement pour optimiser l’existant, mais aussi pour réimaginer le business model de certaines participations autour de l’IA (par ex. vendre non plus un logiciel, mais un résultat garanti par un agent autonome, ce que Vista appelle passer de la vente de logiciels à la vente de « résultats »).
  • Amélioration de la compétitivité dans le sourcing et l’exécution : Les fonds disposant d’outils d’IA avancés peuvent repérer des opportunités d’investissement avant les concurrents (grâce à un scanning plus large du marché, ex. Grata) et exécuter les transactions plus vite (due diligence accélérée, documentation automatisée). Dans un contexte où le deal flow de qualité est rare, cela constitue un avantage stratégique décisif. Par exemple, un investisseur confiait à Institutional Investor que les fonds de PE peuvent aider les entreprises ciblées à identifier où l’IA générerait de la valeur, afin de justifier un rachat à bon prix : « le private equity peut aider les sociétés à comprendre où l’IA peut être utilisée pour créer de la valeur, à un moment où tous les dirigeants en entendent parler sans toujours savoir par quel bout le prendre ». Ainsi, les fonds agiles sur l’IA se positionnent comme des partenaires éclairés pour les entreprises, ce qui peut faciliter des transactions et des co-investissements.

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  • Retour sur investissement et création de valeur accélérée : In fine, l’IA vise à améliorer le multiple de sortie et le taux de retour des fonds. Soit en améliorant la croissance et la rentabilité des participations (ex : l’IA qui fait passer la règle du 40 à 50 ou 60 pour les SaaS chez Vista), soit en réduisant la durée nécessaire pour créer la valeur (ex : si des améliorations opérationnelles se font en 6 mois au lieu de 18 grâce à l’IA). McKinsey anticipe un ROI x10 pour les investisseurs qui parviennent à déployer l’IA efficacement sur ces différents leviers. Plusieurs fonds rapportent déjà des multiples de sortie améliorés grâce à des gains d’EBITDA additionnels apportés par l’IA pendant la période de détention (par ex., une société qui a augmenté sa marge de 3 points via l’automatisation verra sa valorisation augmentée d’autant à la revente). De plus, un fonds qui utilise l’IA en interne peut gérer plus d’actifs sans accroître ses frais en proportion, améliorant son efficacité opérationnelle (penser à l’analogie d’un junior virtuel qui aiderait chaque investisseur). Certaines études académiques soulignent toutefois que cette course à l’IA pourrait avoir des effets structurels à long terme, notamment une redistribution des cartes entre fonds : les plus avancés creuseront l’écart, tandis que ceux ne suivant pas risquent de disparaître ou de devoir se consolider (*« arms race » technologique). Une publication dans le Journal of Financial Data Science concluait ainsi en 2021 que l’IA en PE/VC « améliorera grandement l’efficacité opérationnelle du secteur et transformera les méthodes de travail des partners, mais mènera aussi à une guerre technologique et possiblement à un shakeout de l’industrie ». Autrement dit, l’IA devient un facteur de différenciation stratégique : elle peut amplifier les retours, mais également accroître l’écart entre les gagnants et les perdants de l’écosystème PE.

Conclusion

L’application de l’intelligence artificielle au secteur du Private Equity est passée en peu de temps du stade expérimental à une réalité incontournable. Les cas d’usage concrets présentés – qu’il s’agisse de due diligences éclair via le RAG, d’agents autonomes gérant des processus entiers, de reportings automatisés ou de l’intégration d’IA dans les logiciels métiers – montrent que l’IA apporte déjà des gains mesurables en efficacité, en rapidité et en création de valeur. Surtout, elle transforme la manière dont les fonds conçoivent leur métier : la donnée devient centrale, l’analyse prédictive et les algorithmes complètent l’expertise humaine, et de nouvelles opportunités d’investissement émergent là où on ne les voyait pas.

Pour les professionnels du private equity, le défi est désormais de structurer l’adoption de l’IA de manière méthodique et pérenne. Cela implique d’investir dans les talents (data scientists, ingénieurs ML, etc.), de moderniser l’infrastructure IT pour accueillir ces outils, et de conduire le changement culturel en interne pour que l’IA soit adoptée par tous les niveaux de l’organisation. Les fonds les plus avancés n’hésitent pas à expérimenter rapidement sur de petits cas d’usage tout en élaborant en parallèle une vision stratégique long terme (*« quick wins » vs. « moonshots », selon l’approche du “two by two” décrite par McKinsey).

En définitive, l’IA offre au Private Equity un nouveau levier pour créer de la valeur dans un contexte de marchés plus incertains et concurrentiels. Qu’il s’agisse de décupler l’alpha en repérant mieux les opportunités ou de protéger les beta en gérant mieux les risques, l’IA s’impose comme un outil aux multiples facettes. Ses bénéfices tangibles – ROI accrus, efficacité opérationnelle, nouveaux revenus – vont de pair avec des défis de mise en œuvre, mais les exemples mondiaux montrent que ces défis peuvent être relevés. À l’aube de 2025, on peut affirmer que les fonds de Private Equity qui feront preuve d’audace et de discernement dans l’adoption de l’IA atteindront de nouveaux sommets, tandis que ceux qui tarderaient trop risqueraient de manquer la prochaine révolution industrielle de la finance. L’IA ne remplacera pas le jugement ni l’expérience des investisseurs, mais elle deviendra sans conteste leur alliée indispensable pour naviguer la complexité croissante des marchés privés.
 
Sources : McKinsey, Bain & Company, Pictet, HEC Paris, Ardian/Artefact, Vista Equity Partners, Apollo Global Management, Affinity, Datasite/Grata, CliftonLarsonAllen, etc.
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