Intelligence artificielle et Private Equity : potentiels et cas d’usage réels
Introduction
L’industrie du Private Equity (PE) est en pleine mutation sous l’impulsion de l’intelligence artificielle (IA). Longtemps perçue comme un atout optionnel, l’IA s’impose désormais comme un vecteur stratégique d’efficacité et d’avantage concurrentiel. Les chiffres témoignent d’une adoption fulgurante : fin 2024, 82 % des fonds de PE/VC utilisaient activement l’IA, contre 47 % un an plus tôt. En 2025, plus de 90 % des grands fonds déclarent tester ou intégrer l’IA dans plusieurs processus internes. Au-delà du battage médiatique, de plus en plus de cas d’usage concrets génèrent un retour sur investissement tangible : près de 20 % des entreprises en portefeuille de fonds PE ont déjà déployé des applications génératives en production avec des résultats mesurables.

Adoption croissante de l’IA dans le Private Equity

Technologies d’IA au service du Private Equity Retrieval-Augmented Generation : exploiter la connaissance de l’entreprise
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Agents autonomes : vers l’automatisation intelligente des processus
Les agents autonomes – parfois appelés agentic AI – représentent une autre révolution à l’horizon pour le private equity. Il s’agit d’IA capables non seulement de fournir des recommandations, mais d’exécuter des actions de façon autonome en suivant un objectif donné. Autrement dit, un agent ne se contente pas de suggérer une analyse financière : il pourrait la réaliser, puis prendre des mesures comme renseigner un rapport, envoyer une alerte ou même interagir avec un autre système. Ces agents combinent LLM (pour le raisonnement et le langage) et automatisation logicielle pour traiter des tâches complexes de bout en bout, sous supervision humaine minimale.

Automatisation du reporting et analyses en temps réel
Le reporting – qu’il s’agisse des reportings trimestriels aux LPs, des tableaux de bord internes de suivi de portefeuille, ou des comptes-rendus de performance – est un domaine particulièrement chronophage et encore largement manuel dans de nombreux fonds. L’IA offre ici une opportunité d’automatiser la collecte de données, la mise en forme et même la génération de commentaires analytiques, libérant un temps précieux pour des tâches à plus forte valeur.

Exploiter pleinement les logiciels et données existants
Pour tirer parti de l’IA, les fonds n’ont pas besoin de repartir de zéro : au contraire, l’un des principes est d’intégrer l’IA aux systèmes déjà en place (logiciels de gestion de deals, CRM de relation investisseurs, ERP financier, bases de données internes). La richesse d’un fonds réside souvent dans son capital informationnel accumulé – historique des deals passés, base de contacts et de réseau, connaissances sectorielles – qu’il convient de mobiliser. Les technologies comme RAG évoquées plus haut sont justement conçues pour injecter les données d’entreprise dans les modèles et ainsi fournir des réponses spécifiques au contexte du fonds.

Croiser données internes et sources externes
Le carburant de l’IA, c’est la donnée. Pour le fonds de Private Equity, cela implique de combiner ses données internes propriétaires avec un vaste ensemble de données externes afin d’obtenir une vision à 360° et d’entraîner des modèles performants. Les données internes incluent les états financiers des sociétés en portefeuille, les notes des équipes d’investissement, l’historique d’interactions du CRM, etc. À celles-ci peuvent s’ajouter des données externes variées : informations de fournisseurs, données commerciales issues de réseaux d’affaires, bases publiques (dépôts réglementaires, brevets, bases de startups), actualités sectorielles, signaux des réseaux sociaux, etc.
L’IA excelle à faire parler ces sources multiples. Par exemple, on peut aujourd’hui lier automatiquement des données internes de performance d’une entreprise en portefeuille avec des indicateurs macroéconomiques externes pour identifier des corrélations (comment la hausse des taux influence la valorisation, ou comment un indice sectoriel impacte les ventes). De même, des outils scannent en continu des flux d’informations publiques (news, annonces officielles) et alertent le fonds en cas d’événement significatif touchant une entreprise cible ou un concurrent, permettant aux investisseurs d’être proactifs.

Cas d’usage réels et témoignages de professionnels
- Ardian (France) : Pionnier en Europe, Ardian explore l’IA depuis 2021 en partenariat avec la société Artefact. L’objectif initial était d’identifier les cas d’usage IA les plus pertinents pour ses activités et celles de ses participations. « Parfois l’IA peut sembler déroutante. Pour en maximiser l’impact, il faut se concentrer sur les cas d’usage les plus prometteurs », conseille Clément Marty, Head of Digital Transformation chez Ardian. Parmi les opportunités identifiées figurent des applications en marketing/ventes B2B (par exemple, utiliser l’IA pour scorer des leads ou personnaliser le démarchage clients à l’échelle) et des assistants à réponse d’appels d’offres basés sur le génératif. Ardian a mis en place des événements internes (« Digital Catalyst Day ») réunissant les CTO/CIO de ses participations pour échanger sur les retours d’expérience IA et les meilleures pratiques d’implémentation. Ce partage d’expériences est jugé clé par Scarlett Omar-Broca, Managing Director chez Ardian : « Nous voulons jouer un rôle de catalyseur pour que des idées innovantes émergent et que chacun construise sur l’expérience des autres », dit-elle lors d’une conférence interne. En somme, Ardian mise sur une démarche collective pour diffuser l’IA, avec une focalisation sur quelques cas d’usage concrets à forte valeur ajoutée (ex : un assistant qui analyse les documents d’un appel d’offres pour en extraire automatiquement les exigences techniques et accélérer la réponse).
- Vista Equity Partners (USA) : Nous avons déjà évoqué l’approche tous azimuts de Vista avec son Agentic AI Factory. En pratique, Vista demande à chacune de ses sociétés en portefeuille de fixer des objectifs et des bénéfices quantifiés attendus de l’IA dans le cadre de la planification annuelle. Un GenAI CEO Council a été instauré, où les CEO de participations (petites et grandes) partagent leurs avancées afin que tous apprennent plus vite. Vista organise même des hackathons annuels (aux USA et en Inde) où des équipes de différentes sociétés compétitionnent pour développer le meilleur cas d’usage IA à partir de modèles pré-entraînés mis à disposition via des partenariats technologiques. En moins de deux ans, plusieurs projets issus de ces hackathons sont devenus des produits générant du revenu à grande échelle. Vista récolte déjà des fruits concrets de cette mobilisation générale : dans 80 % de ses participations, des outils de gen AI sont déployés en interne ou intégrés à de nouveaux produits pour les clients. Le code génératif est largement adopté (gains de 30 % de productivité sur le développement constatés chez les entreprises les plus avancées). Sur le plan commercial, Vista cite l’exemple d’Avalara (éditeur de solutions fiscales SaaS) qui a intégré un agent conversationnel de vente (Drift, acquis par Salesloft) et a ainsi augmenté de 65 % sa vitesse de réponse commerciale aux prospects. Autre success story : LogicMonitor (logiciels de supervision IT) a développé un agent IA baptisé Edwin AI capable de synthétiser les alertes complexes provenant de multiples sources et de prédire les incidents. Résultat : ses clients économisent en moyenne 2 millions de dollars par an grâce à une détection préventive des problèmes, ce qui se traduit pour LogicMonitor par une hausse significative de ses revenus récurrents – preuve que l’IA apporte un avantage compétitif monétisable pour l’utilisateur final. Vista en tire une leçon : lorsqu’une solution IA améliore directement le ROI du client final (et pas seulement l’efficacité interne), elle démultiplie la création de valeur et la capacité à « surperformer le marché ».
- Apollo Global Management (USA) : Ce géant du private equity a opté pour une structure centralisée afin de propager l’IA. Apollo a mis en place un Centre d’Excellence (CoE) autour de l’IA, composé de deux partenaires internes dédiés et d’un conseil consultatif d’experts externes en IA. Plutôt que de tout bâtir en interne, Apollo s’appuie sur un vaste écosystème de spécialistes (startups IA, éditeurs technos, consultants) soigneusement sélectionnés pour accompagner ses équipes et ses participations. Le CoE joue un rôle d’éclaireur technologique (veiller aux tendances, évaluer les nouveaux outils, recommander des prestataires) et de conseiller transversal pour les équipes de chaque filiale. Des ateliers réguliers sont organisés pour présenter aux dirigeants de portefeuilles des success stories IA à fort ROI et les inspirer sur “l’art du possible”. Apollo incite ensuite chaque société à identifier 3 à 5 cas d’usage prioritaires alignés sur ses enjeux stratégiques à court terme, puis à établir une feuille de route technologique pour les déployer. Un playbook structuré a été élaboré, comprenant un diagnostic des opportunités, un guide pour piloter des pilotes efficaces et pour bâtir le meilleur plan de mise en œuvre. Les résultats commencent à tomber : Cengage (entreprise d’édition éducative, en partie détenue par Apollo) a lancé 8 projets IA qui améliorent la productivité sur des axes variés – génération de contenus, support client, automatisation commerciale, R&D. Les gains mesurés incluent -40 % de coûts sur certains processus de production de contenu, -15 à -20 % sur l’acquisition de leads via la génération automatique de prospects, -15 % sur les coûts de service client, et -10 à -15 % sur le développement logiciel grâce aux assistants de code. Cengage a en outre créé deux nouveaux produits à base d’IA (un assistant de formation en cybersécurité personnalisé, et un tuteur virtuel pour étudiants) ouvrant de nouvelles sources de revenus. De son côté, Shutterfly (e-commerce photo, autre participation Apollo) a implémenté une fonctionnalité d’album photo auto-généré par IA, qui a rapporté 5 M$ de recettes additionnelles la première année, et l’usage d’IA de codage lui a apporté 22 % de gain de productivité sur un chantier de refonte logiciel. Ces chiffres démontrent l’impact direct sur la top-line et la bottom-line grâce à l’IA, Apollo ayant su orienter les efforts vers des projets concrets de création de valeur.
- Hg Capital (UK) : Ce fonds britannique, focalisé sur les logiciels B2B de taille moyenne, illustre comment la spécialisation sectorielle peut être un atout pour diffuser l’IA. Selon David Toms, Directeur chez Hg, toutes les participations du fonds partagent des problématiques similaires, ce qui facilite la mutualisation des solutions : « une solution qui marche pour l’une marchera souvent pour une autre », note-t-il. Hg stimule une émulation entre les équipes de ses entreprises : il tire parti de la volonté naturelle d’entraide et de compétition des managers en mettant en avant les avancées IA de chacun et en encourageant un esprit d’émulation. Sur le plan des applications, Hg se concentre sur des leviers d’efficacité opérationnelle dans des domaines à forte intensité de main d’œuvre qualifiée (comptable, paie, ERP sectoriels…). Beaucoup de ses entreprises opèrent dans des marchés de travail onéreux et vendent des solutions visant à gagner du temps de travail humain ; Hg voit donc l’IA comme un prolongement naturel pour améliorer les workflows et la productivité de ces clients finaux. En plus des initiatives déjà mentionnées (recherche intelligente de cibles commerciales et refonte automatisée de code legacy), on peut citer le cas d’une entreprise de logiciels comptables du portefeuille Hg qui utilise un modèle génératif pour assister ses utilisateurs : l’IA peut interpréter des questions en langage naturel sur la compta (ex : « Montre-moi les factures impayées de plus de 60 jours ») et aller extraire la réponse dans les données du logiciel, facilitant grandement le travail des comptables. Hg constate que ce type d’outil booste immédiatement l’efficacité des employés hautement qualifiés, ce qui accroît la proposition de valeur du logiciel et in fine la performance de l’entreprise éditrice.

Impacts stratégiques et bénéfices business
- Gains d’efficacité opérationnelle : C’est le bénéfice le plus immédiat. L’IA permet d’automatiser les tâches manuelles répétitives (saisie de données, traitement de documents, reporting standard) et d’assister les collaborateurs dans les tâches analytiques. Les exemples d’économie de temps et de coûts abondent : 30 % de productivité en plus pour les développeurs grâce au code génératif, 40 % de coûts en moins sur la création de contenu chez Cengage, 15 % d’économies en support client, etc. Ces effets cumulés peuvent améliorer sensiblement le ratio d’exploitation des fonds et de leurs participations, et permettre aux équipes de se concentrer sur les décisions stratégiques plutôt que sur le traitement de données. D’après McKinsey, les investisseurs institutionnels les plus en avance ont réussi à reconcevoir leurs opérations autour de l’IA et de plateformes modernisées, gagnant ainsi un avantage de performance sur leurs pairs plus lents.
- Amélioration de la qualité des décisions : En apportant davantage de données pertinentes dans le processus décisionnel (via le croisement interne/externe et l’analyse prédictive), l’IA réduit le biais d’information incomplète. Les due diligences peuvent intégrer beaucoup plus de facteurs (par ex. signaux alternatifs du marché) sans retarder le deal. Les modèles peuvent également anticiper des risques ou des tendances que l’humain n’aurait pas décelés à temps. Par exemple, un fonds peut mieux calibrer le prix d’une acquisition en s’appuyant sur un modèle ayant analysé un grand nombre de transactions comparables et les perspectives de marché. La gestion des risques bénéficie particulièrement d’une approche IA : des contrôles automatisés en continu signalent les écarts ou anomalies pour orienter l’attention humaine vers les points critiques. Globalement, l’IA apporte une rigueur data-driven accrue dans un univers où la compétition repose sur la capacité à dénicher l’alpha et à éviter les pièges.
- Nouveaux produits, services et revenus : L’IA n’est pas qu’un outil interne, elle devient un levier d’innovation dans l’offre des entreprises en portefeuille. On l’a vu avec Shutterfly (nouvelle fonctionnalité IA générant 5 M$ de ventes), Gainsight (service scalable pour tous les clients via des agents), ou Cengage (lancement de deux produits IA éducatifs). Pour un fonds, encourager ses participations à intégrer l’IA dans leurs produits peut renforcer leur position concurrentielle et ouvrir de nouveaux marchés. Vista va jusqu’à dire que l’IA va engendrer une opportunité d’investissement de plusieurs milliers de milliards, et que les logiciels qui ne sauront pas s’adapter perdront du terrain. Ainsi, au niveau stratégique, un fonds doit considérer l’IA non seulement pour optimiser l’existant, mais aussi pour réimaginer le business model de certaines participations autour de l’IA (par ex. vendre non plus un logiciel, mais un résultat garanti par un agent autonome, ce que Vista appelle passer de la vente de logiciels à la vente de « résultats »).
- Amélioration de la compétitivité dans le sourcing et l’exécution : Les fonds disposant d’outils d’IA avancés peuvent repérer des opportunités d’investissement avant les concurrents (grâce à un scanning plus large du marché, ex. Grata) et exécuter les transactions plus vite (due diligence accélérée, documentation automatisée). Dans un contexte où le deal flow de qualité est rare, cela constitue un avantage stratégique décisif. Par exemple, un investisseur confiait à Institutional Investor que les fonds de PE peuvent aider les entreprises ciblées à identifier où l’IA générerait de la valeur, afin de justifier un rachat à bon prix : « le private equity peut aider les sociétés à comprendre où l’IA peut être utilisée pour créer de la valeur, à un moment où tous les dirigeants en entendent parler sans toujours savoir par quel bout le prendre ». Ainsi, les fonds agiles sur l’IA se positionnent comme des partenaires éclairés pour les entreprises, ce qui peut faciliter des transactions et des co-investissements.
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- Retour sur investissement et création de valeur accélérée : In fine, l’IA vise à améliorer le multiple de sortie et le taux de retour des fonds. Soit en améliorant la croissance et la rentabilité des participations (ex : l’IA qui fait passer la règle du 40 à 50 ou 60 pour les SaaS chez Vista), soit en réduisant la durée nécessaire pour créer la valeur (ex : si des améliorations opérationnelles se font en 6 mois au lieu de 18 grâce à l’IA). McKinsey anticipe un ROI x10 pour les investisseurs qui parviennent à déployer l’IA efficacement sur ces différents leviers. Plusieurs fonds rapportent déjà des multiples de sortie améliorés grâce à des gains d’EBITDA additionnels apportés par l’IA pendant la période de détention (par ex., une société qui a augmenté sa marge de 3 points via l’automatisation verra sa valorisation augmentée d’autant à la revente). De plus, un fonds qui utilise l’IA en interne peut gérer plus d’actifs sans accroître ses frais en proportion, améliorant son efficacité opérationnelle (penser à l’analogie d’un junior virtuel qui aiderait chaque investisseur). Certaines études académiques soulignent toutefois que cette course à l’IA pourrait avoir des effets structurels à long terme, notamment une redistribution des cartes entre fonds : les plus avancés creuseront l’écart, tandis que ceux ne suivant pas risquent de disparaître ou de devoir se consolider (*« arms race » technologique). Une publication dans le Journal of Financial Data Science concluait ainsi en 2021 que l’IA en PE/VC « améliorera grandement l’efficacité opérationnelle du secteur et transformera les méthodes de travail des partners, mais mènera aussi à une guerre technologique et possiblement à un shakeout de l’industrie ». Autrement dit, l’IA devient un facteur de différenciation stratégique : elle peut amplifier les retours, mais également accroître l’écart entre les gagnants et les perdants de l’écosystème PE.

Conclusion
L’application de l’intelligence artificielle au secteur du Private Equity est passée en peu de temps du stade expérimental à une réalité incontournable. Les cas d’usage concrets présentés – qu’il s’agisse de due diligences éclair via le RAG, d’agents autonomes gérant des processus entiers, de reportings automatisés ou de l’intégration d’IA dans les logiciels métiers – montrent que l’IA apporte déjà des gains mesurables en efficacité, en rapidité et en création de valeur. Surtout, elle transforme la manière dont les fonds conçoivent leur métier : la donnée devient centrale, l’analyse prédictive et les algorithmes complètent l’expertise humaine, et de nouvelles opportunités d’investissement émergent là où on ne les voyait pas.
Pour les professionnels du private equity, le défi est désormais de structurer l’adoption de l’IA de manière méthodique et pérenne. Cela implique d’investir dans les talents (data scientists, ingénieurs ML, etc.), de moderniser l’infrastructure IT pour accueillir ces outils, et de conduire le changement culturel en interne pour que l’IA soit adoptée par tous les niveaux de l’organisation. Les fonds les plus avancés n’hésitent pas à expérimenter rapidement sur de petits cas d’usage tout en élaborant en parallèle une vision stratégique long terme (*« quick wins » vs. « moonshots », selon l’approche du “two by two” décrite par McKinsey).